La familia dei (Jean 19,25-27)

Dans un renversement de perspectives auquel cet Évangile nous a habitué, en Jean 19,25-27 Jésus trône sur une croix où il est inscrit en Hébreu, en latin et en grec : « Jésus le Nazoréen, le roi des Juifs ». En effet, aussi étrange que cela puisse sembler, dans le Quatrième Évangile, la croix n’est pas le lieu de l’abaissement et de l’humiliation, mais celui de l’élévation et de la glorification du Fils (cf. 3,14-15 ; 12,27-34). La croix n’est donc pas l’échec de la mission de Jésus, mais, ironiquement, le lieu de la proclamation de sa royauté. Alors qu’il semble dépouillé de tout, le roi divin règne sur l’ensemble du monde civilisé. Et de son trône, il garde l’initiative, le contrôle de la situation : il s’adresse aux siens et livre sa dernière volonté.

Ici, les siens sont représentés par quatre femmes et le disciple bien-aimé. Dans notre Évangile comme dans les Synoptiques, des femmes sont présentes autour de Jésus en croix, même si leur liste diffère d’un Évangile à l’autre – Marie Madeleine étant la seule commune à toutes ces traditions. La particularité johannique est qu’elles apparaissent avant la mort de Jésus, et aux pieds de la croix, alors que les Synoptiques font mention d’elles après la mort de Jésus et à distance de la croix. Dans le Quatrième Évangile, ce sont ces différences qui vont permettre à Jésus de s’adresser souverainement aux siens, aux croyants, avant de rendre l’esprit.

De ce groupe de croyants, l’auteur se focalise sur deux figures importantes du récit : la mère de Jésus et le disciple bien-aimé. Ces appellations mettent bien sûr en évidence leur anonymat. En omettant de les nommer, c’est le lien de proximité les unissant à Jésus qui est ainsi mis en exergue : « mère », « bien-aimé ». C’est donc bien à ses proches, à ses intimes, que Jésus adresse son testament. Lui qui part vers son Père, lui qui sera désormais absent, ne les laisse pas dans le désarroi. Il prend soin d’eux jusqu’au bout, comme il l’a fait tout au long de son long discours d’adieu (chap. 13-17).

Jésus s’adresse à sa mère en ces termes : « Femme, voici ton fils ». Puis au disciple : « Voici ta mère » (v. 27). Jésus les confie donc l’un à l’autre. Mais quel est le sens de cette double déclaration ? Nous pourrions certainement comprendre cette scène, au premier degré, comme une marque d’affection et d’attention portée par Jésus sur sa mère, la plaçant sous la protection matérielle du disciple bien-aimé et pourvoyant ainsi à ses besoins de femme âgée (cf. Ex. 20,12). Mais s’arrêter là limiterait grandement l’intérêt et l’intention didactiques de cette scène. Car clairement, la relation mère/fils ainsi instaurée par Jésus ne se limite pas au droit de succession et à l’affection filiale. Bien davantage, nous proposons que l’annonce de Jésus fonde une nouvelle famille fictive, la familia dei, l’Église, dans laquelle le disciple bien-aimé est établi comme successeur de Jésus. Il devient ainsi le remplaçant humain du Fils, recevant métaphoriquement la responsabilité du Fils envers sa mère.

Dans cette famille nouvellement constituée et qui perdurera après le départ du Fils, le disciple a donc un rôle spécifique à jouer. En lien avec le portrait qui en est fait tout au long de l’Évangile, c’est probablement celui de témoin exemplaire qui est ici souligné. Lui qui est présenté dans le récit comme l’intime de Jésus (reposant contre le sein de Jésus en 13,23) et comme le témoin oculaire privilégié des moments clefs de la passion (l’annonce de la trahison, l’interrogatoire chez Anne, la crucifixion, le tombeau vide…), est à même d’assurer la juste interprétation de la révélation que le Christ a proclamée et incarnée tout au long de son ministère terrestre. C’est à lui que Jésus confie cette mission, c’est sur lui que repose la communication de son œuvre.

Pour appuyer cette thèse, remarquons que ce texte ne présente pas de réciprocité dans les rôles impartis. Non, le disciple est le seul investi d’une mission. À la fin de la scène, reconnaissant le rôle que Jésus lui a souverainement confié, il obtempère : « Dès cette heure-là, il la prit chez lui » (v. 27). Cette remarque est importante car elle remet en cause l’interprétation mariologique, si répandue, selon laquelle la mère de Jésus serait appelée à agir en tant que « mère de tous les croyants », représentés dans notre texte par le disciple bien-aimé. Mais ici, seul le disciple agit envers la mère, seul celui-ci accueille et prend soin.

La mère de Jésus est donc simple réceptrice du soin. Mais dans le cadre symbolique ainsi exposé, il est impossible de la considérer comme unique destinataire du témoignage fidèle du disciple bien-aimé. C’est que, au-delà de sa propre personne, elle représente tous ceux qui sont réceptifs au salut, ceux qui croient, les intimes de Jésus. Ceux sont eux, membres de la famille nouvellement constituée, qui sont confiés à la direction de ce disciple, le témoin par excellence et digne de confiance.

Encadré

Une scène partiellement parallèle à la notre est présente dans le premier livre des Maccabées. D’ailleurs, il n’est pas impossible que notre auteur s’en soit inspiré. Là, alors que Mathathias, fils de Jean, fils de Simon, prêtre d’entre les fils de Joarib, est sur le point de mourir (1 M 2,49), il pourvoit aux besoins de ses enfants en annonçant : « Voici Simon, votre frère ; je sais qu’il est homme de conseil ; écoutez-le toujours, et il sera pour vous un père » (2,65). Par cette parole, il passe étonnamment sur son fils aîné pour faire de son cadet, Simon, son successeur. À partir de sa mort, Simon sera le Père métaphorique de ses propres frères, et dans son rôle de « Père », il aura la responsabilité d’enseigner et d’encourager les siens dans leur fidélité à l’alliance. Ceux-ci devront donc l’écouter pour sa sagesse. Alors que Simon succède à Mathathias en tant que « père » en 1 Maccabées, c’est en tant que « fils » que le disciple bien-aimé succède à Jésus dans le Quatrième Évangile. Mais leurs rôles respectifs sont néanmoins similaires : celui d’instruire, d’encourager à la fidélité. Le disciple bien-aimé, en tant que témoin fidèle, est celui sur qui Jésus fait reposer l’enseignement de ses futurs disciples. C’est lui qui leur indiquera ce que signifie suivre Jésus, c’est lui qui, à travers son témoignage véritable, les renforcera dans leur foi en Jésus le Christ, le Fils de Dieu, pour qu’ils trouvent la vie en son nom (20,31).