Le lavement des pieds (Jean 13.1-17)

L’épisode du lavement des pieds, dans le Quatrième Évangile, introduit la deuxième grande section du récit (13.1-20.31), et préfigure son événement principal – la Passion. Le premier verset donne le ton : « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde au Père, Jésus, qui avait aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (13.1).

Cette scène est étrange à plus d’un point. Tout d’abord, Jésus choisit de laver les pieds de ses disciples « pendant le dîner » (v. 2), ce qui est incongru. L’acte est donc clairement symbolique, il va bien au-delà de la simple marque d’hospitalité communément opérée lors de l’arrivée d’hôtes dans une maison. Plus surprenant encore, Jésus lave lui-même les pieds de ses disciples. Le maître prend sur lui une charge revenant aux « sans statuts », aux esclaves… Jésus se lève de table, se dénude et, à l’aide d’une cuvette et d’un linge dont il se sert comme tablier, il décrasse (le terme semble approprié !) leurs pieds.

Mais quel est le sens d’un tel acte symbolique ? C’est dans le dialogue houleux entre Jésus et Pierre que sa signification va transparaître. En effet, Jésus est rapidement confronté au refus catégorique du plus fougueux de ses disciples. Pour celui-ci, il était hors de question qu’un simple disciple se laisse assister de la sorte par son rabbi : « Jamais tu ne me laveras les pieds ! » Une question d’honneur et tout simplement de logique, sans aucun doute. Mais Jésus savait que la raison était de son côté : « Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi » (v. 8). Dans des contextes similaires, le terme « part » est parfois traduit par « lot » ou « héritage », en référence à la destinée eschatologique d’une personne (e.g. Mt 24.51 ; Lc 11.36 ; Ap 20.6). Ici, il se réfère à la solidarité qui permettrait à Pierre de partager la destinée de Jésus. Ainsi, Jésus dit à son disciple qu’à moins que celui-ci n’accepte de voir ses représentations et ses catégories transformées, à moins qu’il n’accepte le renversement de valeurs exprimé par le lavement des pieds, il ne pourrait avoir de communion soutenue avec lui.

Quelles sont ces valeurs ? Clairement, le lavement des pieds trouve son sens non seulement en lui-même, mais plus encore dans la croix qu’il préfigure. En s’agenouillant devant ses disciples, Jésus anticipe déjà cet acte ultime d’abaissement, de service et d’humiliation, cet acte qui paradoxalement révèle la « gloire » de Jésus dans le Quatrième Évangile. Ainsi, les valeurs exprimées par Jésus à travers cet épisode, ces mêmes valeurs que Pierre devait accueillir, ne sont-elles pas que l’élévation se trouve dans l’abaissement, que la gloire est présente dans l’humiliation, l’autorité dans le service ? Pour rester attaché à Jésus, Pierre devait donc admettre, humblement, que Jésus soit esclave, bien qu’il fût son maître. Il devait accepter qu’il lui lave les pieds.

Pierre semble convaincu, et du coup, en veut davantage : les pieds, oui, mais les mains et la tête également ! Une telle requête trahit cependant une nouvelle incompréhension du disciple face au geste de Jésus. Jésus le lui fait donc comprendre, à travers une parole énigmatique : « Celui qui s’est baigné n’a besoin de se laver que les pieds : il est entièrement pur ; or vous, vous êtes purs  » (v. 10). Pour beaucoup, Jésus ferait ici référence au baptême (bain purificateur initial) et aux péchés post-baptismaux nécessitant un lavement partiel des croyants. Mais le sens de cette phrase se trouve très certainement ailleurs. En lien avec notre interprétation du lavement des pieds ci-dessus, il est plus probable que le bain purificateur se réfère au fait que les disciples sont déjà dans une démarche croyante vis-à-vis de leur maître. Depuis le tout début du ministère de Jésus, ils ont placé leur foi en lui, en ses actes et ses paroles, et c’est cette foi qui les a rendus purs (cf. 15.3). Étant purifiés de la sorte, ce qui est nécessaire à leur suivance continuelle du maître n’est donc pas de prendre un nouveau bain, mais « simplement » d’accepter d’être au bénéfice de ce qui est signifié par le lavement des pieds, le renversement de valeurs qui sera suprêmement exprimé à la croix.

Ainsi, bien qu’il ait pu sembler naturel de l’interpréter de la sorte, le sens symbolique du geste de Jésus n’a pas grand chose à voir avec un quelconque lavement (il n’est pas question d’être lavé de ses péchés, par exemple). Bien plutôt, il se trouve dans la juxtaposition de l’acte lui-même (un service) et du statut de la personne exerçant ce service (le maître). Cette interprétation sera confirmée par l’explication que Jésus donnera de son geste en 13.12-17 : « car je vous ai donné l’exemple, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi j’ai fait pour vous » (v. 15). Pour demeurer en Jésus, les disciples doivent mettre en application ses mêmes dispositions, et ainsi démontrer l’amour qu’ils ont les uns pour les autres en se servant mutuellement.

Encadré La présence de Judas tout au long de ce court récit, puis immédiatement après lors de l’annonce par Jésus de sa trahison (13.21-30), peut paraître étonnante. Lui qui, justement, n’est pas « pur » (v. 11), lui en qui le diable avait déjà mis dans le cœur de livrer Jésus (v. 2), lui dont le talon était sur le point de se lever contre Jésus (v. 18), n’est pas dans une démarche de foi envers Jésus. L’enjeu, pour lui, n’est donc pas d’accepter le geste pour avoir « part » avec Jésus. Non, dans ce texte comme dans tous ceux où il apparaît dans le Quatrième Évangile, Judas est personnifié comme participant à l’opposition envers Dieu dans le conflit cosmique entre Dieu et le mal. Selon toute vraisemblance, même si cela n’est qu’implicite dans le texte, Jésus a cependant lavé les pieds de son disciple-traitre. Ce dernier fut donc au bénéfice de l’humiliation, du service et, oui, de l’amour sans bornes d’un maître qui était pourtant loin d’être dupe à son égard. En un sens, son « acceptation » du geste aggrave même son cas ! Ainsi, et bien contre son gré, Judas illumine le sens de l’amour que Jésus exprime lors du lavement des pieds, et davantage encore à la croix. L’exemple que Jésus donne à ses disciples, l’exemple qui trouverait son accomplissement ultime à la croix, est celui d’un amour-service-don de soi visant les aimables comme les détestables. Bonne nouvelle !