Le coup de lance (Jean 19,31-37)

Jésus est mort, il a rendu l’esprit (19,30). Le passage qui suit vient l’attester (contre une lecture docétique de la mort de Christ ?) tout en lui donnant sens. En effet, dans cette scène unique à la tradition johannique, l’auteur interprète la mort du Christ en jouant sur les références symboliques et les accomplissements scripturaires.

Notre scène débute par le rappel que la mort de Christ eut lieu la veille d’un Sabbat très important pour le peuple juif, car celui-ci coïncidait avec la fête de la Pâque, une fête annuelle commémorant la libération du peuple lors de l’Exode. Nul ne peut donc ignorer que la mort de Christ est décrite ici comme sacrifice pascal, traditionnellement immolé « le jour de la Préparation » (v. 31). L’auteur va néanmoins insister sur cette interprétation en montrant que l’approche de la Pâque intensifia la préoccupation des Juifs qui ne voulaient pas que les corps des crucifiés demeurent sur leur gibet. En effet, le Deutéronome 21,22-23 recommande que les dépouilles des condamnés pendus au bois soient retirées rapidement par crainte de l’impureté rituelle qui pourrait s’abattre sur le pays : « Si un homme coupable d’un péché passible de mort a été mis à mort et que tu l’aies pendu à un bois, son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois : tu l’enseveliras le jour même, car celui qui est pendu est une malédiction de Dieu ; tu ne rendras pas impure la terre que le Seigneur, ton Dieu, te donne comme patrimoine » (cf. 18,28).

Ainsi, les Juifs allèrent demander à Pilate de faire enlever les corps des crucifiés « après leur avoir brisé les jambes » (v. 32). Cette pratique, appelée le crurifragium, visait à accélérer la mort des condamnés tout en leur infligeant un supplice supplémentaire. Pilate semble avoir acquiescé facilement à leur demande puisque, sans transition, les soldats vinrent et brisèrent les jambes des deux compagnons d’infortune du Messie (v. 32). Mais, en arrivant aux pieds de la croix de Jésus, ils le trouvèrent déjà mort et n’eurent pas l’utilité (ou le loisir ?) de lui briser les jambes. Cette remarque sert deux buts : confirmer que Jésus est bel et bien mort, mais surtout rendre possible la référence à l’agneau sacrifié du v. 36. Là, les Écritures viennent explicitement soutenir l’interprétation pascale de la mort du Christ : « Cela est arrivé pour que soit accomplie l’Écriture : aucun de ses os ne sera brisé » (une référence aux régulations relatives à la Pâque en Ex. 12,46 et No. 9,12).

Étrangement, puisque Jésus est déjà mort, et sans que le geste soit motivé, un des soldats perça néanmoins le sein de Jésus avec une lance. C’est sur le résultat hautement symbolique de cette action que se concentre l’auteur : « Aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau » (v. 34). Ici, la mort de l’homme Jésus est une nouvelle fois confirmée, car dans la pensée antique le corps humain était composé d’eau et de sang. Mais plus encore, ce phénomène sert à véhiculer un sens nouveau à la mort de Jésus. L’eau et le sang sont effectivement deux termes connotés symboliquement dans notre Évangile. Pour ce qui est du sang, c’est 6.53-54 qui vient à l’esprit : « Amen, Amen, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le relèverai au dernier jour ». Au-delà des enjeux eucharistiques, c’est sur la nécessité de croire dans la capacité de la croix à donner la vie que Jésus insiste ici. La symbolique de l’eau est beaucoup plus présente dans cet Évangile (e.g. 1,24-25 ; 2,6 ; 3,5 ; 3,22-27 ; 4,10.28) et Jean 7,37-38 est certainement l’antécédent le plus pertinent pour comprendre l’effusion d’eau : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi ; et qu’il boive, celui qui met sa foi en moi. Comme dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront de son sein ». Pour Jésus, l’eau vive est l’Esprit qu’allait recevoir les croyants (v. 39). Mais de quelle Écriture est-il question ici ? Parmi les prétendants les plus sérieux se trouvent Ex. 17,6, repris dans le Ps. 78,16.20, si bien que l’auteur pourrait associer l’eau qui coule du sein de Jésus avec le récit du rocher frappé par Moïse dans le désert (cf. 1 Co. 10,4). Dans le présent récit, l’évangéliste incorporerait alors les interprétations targoumiques de cet événement, selon lesquelles le rocher fut frappé deux fois : la première fois, il en sortit du sang, et la deuxième, de l’eau (cf. Tg. Ps.-J. sur Nom. 20,11 ; Exod. Rab. 122a sur Ex. 17). Ainsi, le sang et l’eau pointent tous deux vers la thématique de la vie de l’Esprit découlant de la glorification du Fils.

Selon cette interprétation, l’homme Jésus est mort, vraiment. Mais le sacrifice de l’agneau pascal est productif : de son sein, la plénitude de la vie est déversée sur ceux qui croient. Oui, la condamnation humaine de Jésus s’est transformée en verdict de vie !

Encadré Un témoignage véridique : dans quel sens ? En Jean 19,35, le narrateur inclut le témoignage du disciple bien-aimé, insistant sur sa véracité : « Celui qui l’a vu en a témoigné, et son témoignage est vrai ; lui, il sait qu’il dit vrai pour que vous aussi vous croyiez ». Mais de quel type de témoignage est-il question ici ? Si, historiquement parlant, il n’est pas improbable que du sang et de l’eau soient sortis du côté de Jésus et que le disciple en ait été le témoin oculaire, il faut bien reconnaître que ces détails sont parfaitement absents de toutes autres traditions sur la mort de Jésus. Ainsi, l’insistance sur la véracité du témoignage ne doit-elle pas être comprise, avant tout, comme se référant au sens que l’Évangéliste donne à la mort de Jésus ? Ce qu’il désire, ce n’est pas tant que ses lecteurs croient que du sang et de l’eau sont sortis du sein de Jésus, mais qu’ils placent leur foi dans sa perspective théologique sur la mort du Christ. Dans ce récit, où le langage du voir et du témoigner est l’équivalent du croire et du confesser, ce qu’il déclare comme véridique est que la mort du Christ est porteuse de vie. Voilà pourquoi les lecteurs (« vous ») sont interpelés : le disciple bien-aimé, en tant que témoin privilégié des moments clefs de la passion, encourage ses lecteurs à placer leur foi dans la mort vivifiante du Christ. Il les invite à « regarder » cet événement avec les yeux de la foi (cf. 19.37).