Jésus et la femme Samaritaine (Jean 4.1-42)

La rencontre de Jésus et de la femme samaritaine est une scène-type de fiançailles, bien connue de la littérature biblique. En effet, plusieurs textes des Écritures juives sont structurés globalement de la même manière. Un homme voyage en terre étrangère ; s’arrêtant près d’un puits, il ne tarde pas à rencontrer une jeune femme passant par là ; l’un d’eux puise de l’eau pour l’autre, et la jeune femme court vers son village pour annoncer qu’elle vient de faire une rencontre ; l’homme est alors invité à demeurer avec ses proches, et les fiançailles sont rapidement arrangées entre les deux protagonistes. Avec cette structure en tête, il est difficile de ne pas lire Jean 4 sans considérer que Jésus reçoit ici, symboliquement, le rôle du fiancé potentiel, à l’instar de ses glorieux prédécesseurs Isaac, Jacob, ou Moïse (cf. Gen. 24.10-61; 29.1-20 ; Ex. 2.15-21).

Soyons clairs : Jésus n’a aucune intention d’épouser la samaritaine. Bien plutôt, c’est au peuple samaritain que Jésus désire s’unir. Dans le récit, plusieurs éléments du texte soulignent que la femme a pour fonction de représenter son peuple : son nom n’est jamais donné, elle est simplement « femme de Samarie » (v. 7). Quand Jésus lui demande à boire, elle part sur le terrain de l’identité nationale : « Comment toi, qui es Juif, peux-tu me demander à boire, à moi qui suis une samaritaine ? » (v. 9). Et toujours, c’est son appartenance au peuple samaritain qu’elle met en avant : « Serais-tu, toi, plus grand que Jacob, notre Père, qui nous a donné ce puits et qui en a bu lui-même ? » (v. 12)

Or, si cette femme représente réellement le peuple samaritain dans cette scène de fiançailles, force est de constater que cette fiancée n’est pas « bien sous tous rapports ». En effet, après une discussion autour du puits, Jésus demande à la femme d’aller chercher son mari et de revenir avec lui. Celle-ci n’était pas mariée (ce qui est a priori bon signe dans une scène de fiançailles) mais elle l’avait été cinq fois auparavant, ce qui semble excessif car les rabbis ne permettaient aux veuves de se remarier qu’une deuxième, voire exceptionnellement une troisième fois. Plus encore, cette femme vivait maintenant maritalement avec un sixième homme (v. 17-18). Notre récit prend donc là une tournure étrange : la femme que Jésus aborde est déjà prise et son statut est de toute façon loin d’être honorable. C’est une femme qui ne pouvait, à l’époque, qu’être considérée comme pécheresse, adultère. Le peuple samaritain, décrit sous ses traits, était donc un peuple spirituellement adultère. Malgré ses revendications de fidélité envers Dieu, il était idolâtre, il ne connaissait pas véritablement Dieu (cf. v. 20-25).

Cette perspective globale sur Jean 4 peut dès lors aider le lecteur à mieux saisir le dialogue autour de « l’eau-vive » aux v. 7-15. Dans la Bible, l’eau symbolise bien sûr la vie, mais parfois aussi les relations sexuelles, préalables à la procréation. Par exemple, Prov. 5.15-18, avertissant des dangers de l’adultère, déclare : « Bois de l’eau de ta propre citerne, celle qui coule de ton puits. Tes sources doivent-elles se répandre dans les rues, tes canaux d’irrigation doivent-ils couler sur les places ? Qu’ils soient pour toi seul, et non pour les étrangers avec toi. Que ta source soit bénie, et fais ta joie de la femme de ta jeunesse. » Malgré le langage imagé, on ne saurait être plus clair ! Mais de quelle eau est-il question dans notre scène de fiançailles ? En offrant à la femme samaritaine de l’eau vive, de l’eau qui a le pouvoir de devenir « une source d’où jaillira la vie éternelle » en quiconque la boira, Jésus envisage une union dont la consommation n’aboutirait pas simplement à la vie, à la procréation, mais à la vie éternelle, la vie intarissable de Dieu. Telle est l’eau que Jésus voulait offrir aux samaritains, telle est la vie qu’il voulait leur donner. Ainsi, malgré l’adultère de ce peuple, malgré son idolâtrie, son infidélité, Jésus s’offre néanmoins à lui. Il se donne, il s’engage, il aime.

Dans les différentes scènes-types bibliques de fiançailles, la fiancée potentielle court vers sa famille pour l’avertir de la présence de l’homme qu’elle vient de rencontrer. C’est également ce qui se produit en Jean 4.27-30 ; 39-42. Là, la femme samaritaine « laisse Jésus en plan » et court annoncer aux habitants de la ville qu’elle vient de faire la connaissance de celui qui pourrait être le Messie. Si elle ne semble pas encore sûre d’elle, le peuple, lui, s’intéresse à son témoignage et vient rapidement à la rencontre de Jésus. À partir de ce moment, les fiançailles elles-mêmes vont pouvoir être organisées à Sychar, et de ces fiançailles jailliront des sources d’eau-vive : les samaritains invitent Jésus à séjourner avec eux, et de plus en plus nombreux, ils croient en lui, recevant la vie abondante qu’il leur offre, la vie qui les désaltèrera à tout jamais.

Note historique: Qui sont les samaritains ? L’animosité entre juifs et samaritains est palpable en Jean 4. Mais pourquoi ? D’où venait cette haine réciproque ? Une bonne part de la réponse se trouve dans notre texte, car la vie de la femme samaritaine est présentée en parallèle à l’histoire de son peuple. Les samaritains n’étaient en fait pas de simples descendants de Jacob (cf. v. 12), mais avaient une ascendance pour le moins mixte. Les Assyriens avaient conquis la région en 721 avant Jésus-Christ, amenant avec eux cinq (!) autres peuples pour habiter les terres envahies (2 Rois 17:24). Des mariages interethniques s’ensuivirent, attirant inévitablement le dédain de tout le peuple juif. Plus tard, Hérode le Grand envoya à son tour des milliers d’étrangers dans la capitale de Samarie, mais les samaritains vivaient avec ces étrangers sans se marier autant qu’auparavant. Leur relation avec ces étrangers était donc, au premier siècle, plus de l’ordre du concubinage que du mariage. Mais du fait de ces relations avec des étrangers, la foi juive des samaritains avait évolué. Si la foi et les pratiques cultuelles juives avaient gardé une certaine importance pour ce peuple (les Samaritains n’acceptaient que la Torah), c’est leur construction d’un temple sur le mont Garizim, pour concurrencer le temple de Jérusalem (cf. v. 20), qui leur attira les foudres du peuple juif. Pour ces derniers, les Samaritains étaient des hérétiques, des bâtards, des imposteurs dans la terre promise.