La question peut sembler étrange, et certains pourraient être tentés de répondre : la réponse est dans la question ! Effectivement, pendant longtemps, une réponse a suffi : Jésus, le " Christ " du " Christianisme ". Mais les choses ne sont pas si simples et la question continue de faire débat. Justement, quelles perspectives ont les évangéliques sur le sujet ?

Opposer Jésus à Paul était, il y a un siècle de cela, un des hobbys favoris des biblistes et autres historiens du Christianisme primitif. On n'hésitait pas à mettre en avant les grandes différences les opposant : Jésus proclamait un évangile de transformation mondiale, alors que Paul se concentrait sur un évangile du salut personnel. D'un côté, se trouvaient Jésus et son invitation à participer à son Royaume de paix et de justice, de l'autre, Paul et la justification par la foi. On comprend alors qu'un certain soupçon s'immisça dans le monde académique de l'époque : Paul n'aurait-il pas détourné, voire perverti, le message originel de Jésus ? Oui, ont répondu de nombreux experts. Alfred Loisy, le grand théologien catholique, déclara par exemple : " Jésus annonçait le royaume, et c'est l'église qui est venue". Ainsi, avec le théologien allemand Arnold Meyer en 1907, il allait de soit que Paul était en fait " le principal fondateur de cette forme de chrétienté qui seule s'est montrée capable de soumettre le vaste monde au Christ ". Aujourd'hui, le débat s'est quelque peu apaisé, nuancé. Il est donc beaucoup plus rare qu'on propose de telles polarisations entre les deux grandes figures du Nouveau Testament que sont Jésus et Paul. Mais le débat est loin d'être clos, comme l'expliquent Daniel Marguerat et Éric Junod dans leur livre récent sur le sujet : " Aujourd'hui, on ne sait plus très bien. La discussion sur la naissance du Christianisme s'est subitement enflammée".

Jésus et le Christianisme

Pourtant, des quelques biblistes francophones, protestants et pour la plupart ouvertement évangéliques, interrogés sur la question, d'aucun ne déclareraient que Paul est le fondateur du Christianisme. Pour eux, la véritable question est ailleurs. Par exemple, Jacques Buchhold, professeur de Nouveau Testament et doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine, recadre le dilemme en profondeur : si par " fondateur du Christianisme ", c'est le fondateur d'une nouvelle religion que l'on recherche, cette quête est vouée à l'échec. Selon lui, " Il faut situer Jésus dans le Judaïsme de son temps et souligner qu'il est l'héritier du Judaïsme de l'Ancien Testament. Il y a une filiation directe entre l'Ancien Testament et Jésus et non entre l'Ancien Testament et le Judaïsme de l'époque de Jésus. Jésus n'est donc pas le fondateur d'une nouvelle religion mais plutôt l'héritier légitime de l'Ancien Testament. " Il n'est bien évidemment pas question de nier au Christianisme une certaine nouveauté, mais la continuité entre la religion de Jésus et celle de ses ancêtres doit être soulignée. Jésus était un bon Juif, fidèle à la religion de ses pères. Mais qu'a-t-il donc apporté ? Pour Donald Cobb, professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d'Aix-en-Provence, Jésus se comprenait à la fois comme le serviteur d'Ésaïe, à qui il incombait de prendre sur lui les malédictions de l'alliance pour les péchés d'Israël, mais aussi comme le Fils de l'homme de Daniel 7, qui allait recevoir, en conséquence, le royaume et l'autorité. Et c'est tout son ministère qui était orienté vers ce but : le salut pour Israël. Si Jésus savait que son ministère aurait aussi des conséquences heureuses pour les nations, D. Cobb rappelle que dans les évangiles, cela se situe plutôt à la périphérie de son message : " D'ailleurs, ajoute-t-il, pour les écritures juives, le salut ne devait être annoncé aux païens qu'une fois le salut apporté à Israël. " Jésus, avant sa mort et sa résurrection, a donc une religion et un enseignement centrés sur Israël, sur ses fidèles. Sa mort et sa résurrection constituent en cela le paroxysme de l'histoire d'Israël.

Paul et Jésus, quels liens de parenté ?

À partir de ces constats, on comprend qu'il est impossible de parler de Paul comme du fondateur du christianisme au sens propre. Paul n'invente pas le Christianisme. Élian Cuvilié, professeur de Nouveau Testament à la Faculté de Théologie de Montpellier, n'hésite d'ailleurs pas à nous placer devant une évidence fort à propos : " Avant de se convertir, Paul poursuivait déjà des disciples de Jésus qu'on appellera plus tard 'chrétiens', et c'est par eux qu'il sera catéchisé ! " Paul a rejoint un mouvement qui, bien que dans ses balbutiements, existait déjà. Et Paul est devenu un des principaux architectes de ce mouvement naissant. Toute la question est de savoir quel rapport la théologie de Paul entretenait avec Jésus, son message et son ministère. Quel genre d'interprète Paul était-il de Jésus ? Paul innovait-il ? Plus encore (question qui fâche !) Paul contredisait-il Jésus ? Était-il fidèle à Jésus ? Toujours selon É. Cuvilier, " Il ne fait aucun doute qu'après sa conversion, Paul a donné à ce christianisme naissant un élan, une dynamique, et une ouverture que ce mouvement n'aurait certainement pas eu si Paul n'y était pas rentré ". Mais toujours dans la fidélité à Jésus. Paul veut, selon D. Cobb, " non pas créer une nouvelle religion, mais tirer toutes les conséquences du fait que le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob a enfin réalisé ses promesses, et tenu ses engagements, en Christ ". Paul est donc l'instrument de la mise en théologie, de la mise en forme de la nouveauté apportée par Christ. Il va " expliciter " cette nouveauté, selon J. Buchhold. Il y a donc, en cela, quelque chose de neuf aussi en Paul : l'apôtre conceptualise le Christianisme.

Un regard changé sur Dieu

C'est que Paul a réalisé, sur le chemin de Damas (voir encadré sur la conversion de Paul), que ce pour quoi il s'était battu toute sa vie - la pureté d'Israël - l'avait amené à persécuter le véritable Dieu d'Israël. Paul, pour É. Cuvilier, " découvre Dieu dans le visage d'un crucifié. Plus encore, d'un condamné par la Loi ". Toute la perspective de Paul, toute la religion de Paul, découlent de cette découverte. Après sa conversion " la croix sur laquelle Jésus a été placé à cause de son rapport à la Loi devient le lieu de la condamnation de Paul dans son propre rapport à la Loi ". Oui, ayant compris que Jésus avait amené la Loi à son accomplissement par sa vie, sa mort et sa résurrection, Paul va non seulement vivre au bénéfice de cet accomplissement, mais aussi amener à son tour cette réalisation vers ses ultimes conclusions. Pour J. Buchhold, ceci signifie que pour Paul " tous les aspects nationaux, rituels, tous ces aspects qui annonçaient l'accomplissement, disparaissent dans l'enseignement de Paul : on ne parle plus de circoncision pour les païens, mais de circoncision du cœur, parce que la circoncision que l'on trouve dans l'Ancien Testament annonce cette œuvre que Dieu allait faire dans le cœur de l'être humain. On ne parle plus de sacrifice au temple parce que Jésus-Christ est le seul sacrifice. On ne parle plus du temple comme bâtiment, parce que l'Église est le temple de Dieu. " Or, comme le souligne D. Cobb, " Cette compréhension du rapport entre Christ et la Loi peut nous paraître évidente, mais au Ier siècle cela n'allait pas de soi, même dans l'Église. " Alors oui, il y a quelque chose de neuf chez Paul, pas une nouvelle religion, mais un apport indéniable à la religion de ses pères.

Entrée des païens dans l'Église

Mais Paul va plus loin encore, et c'est justement ce point qui va lui causer tant de problèmes tout au long de sa carrière d'apôtre. Quand on parle de l'apport de Paul au Christianisme, on ne saurait faire omission de son rôle dans l'entrée des païens dans l'Église. Selon D. Cobb, " Puisque Jésus, le Serviteur de Dieu, avait été exalté et le salut accompli en lui, le moment était venu de l'annoncer aux nations. Paul est donc avant tout 'l'apôtre des païens', qui proclame que le salut est désormais offert aux non-Juifs au même titre qu'aux Juifs ". Cet universalisme chrétien est lui-même marqué par la compréhension nouvelle de la Loi : " Paul était convaincu qu'il n'était pas nécessaire de " se faire Juif " pour vivre en chrétien. Si la foi en Christ n'était pas une nouvelle religion, elle ne reproduisait pourtant pas simplement le judaïsme tel qu'il avait été vécu jusque-là. " Pour J. Buchhold, le ministère terrestre de Jésus constitue une première étape, certes décisive, de la rédemption, mais une étape à partir de laquelle, notamment avec Paul, " on assiste à l'ouverture du Royaume aux païens qui sont invités à rentrer dans le peuple de Dieu avec aucune autre exigence que la foi en Jésus-Christ ".

Le Christianisme, tel que nous le connaissons aujourd'hui en Occident, est sans nul doute redevable en grande partie à Paul : à sa conversion, suivie de sa réflexion théologique et de son élan missionnaire. Mais n'oublions pas que toute la pensée et toute l'œuvre de Paul ne sont centrées que sur un seul homme : Dieu fait chair, mort sur une croix et ressuscité le troisième jour.