Peu de personnes, j’imagine, oseraient s'exprimer de cette manière, et moi-même, je n’aime pas ce genre de terminologie. Mais quand même, osons la question : c’est quoi un « bon » chrétien ? Peut-être n’avez-vous jamais vraiment réfléchi à cette question, peut-être ne vous l’êtes-vous jamais posée. En même temps, je ne crois pas m’avancer trop en disant que, qui que nous soyons, nous avons tous quelques critères, exprimés ou non (refoulés ou non), sur ce que constitue un « bon » chrétien, sur ce à quoi cela ressemble. Nous avons tous, même enfouies dans notre subconscient, des idées sur la question. Je vous donne quelques exemples. Pour certains, un bon chrétien, c’est quelqu’un qui vient à l’église tous les dimanche, qui est bien habillé, qui prend part aux activités proposées. C’est quelqu’un d’actif dans l’église, quelqu’un sur qui l’on peut compter. Ou encore, c’est quelqu’un qui, chaque jour, lit sa bible et passe un temps, avec le Seigneur, à méditer sa parole et à prier. Bien évidemment, c’est quelqu’un qui ne vit pas une vie dissolue. C’est quelqu’un d’honnête. D’autres insisteraient peut-être sur des critères différents, pas forcément contradictoires, d’ailleurs : pour eux, un bon chrétien, c’est surtout quelqu’un d’engagé dans la cité, mettant en pratique l’amour du prochain en s’impliquant dans une association caritative, par exemple. C’est quelqu’un qui visite les malades, qui donne à manger aux déshérités, qui accueille l’étranger. Finalement, mais tout cela n’est pas exhaustif, certains pensent peut-être aussi qu’un bon chrétien, c’est quelqu’un qui vit sa foi à sa manière, qui a une relation à Dieu qui lui appartient, même si elle est différente des autres, même si elle ne rentre pas dans le moule. Un bon chrétien, c’est quelqu’un d’authentique, de vrai.

Alors, généralement, les idées qu’on se fait sur ce genre de questions nous avantagent un petit peu. Les critères avancés, comme par hasard, ont tendance à nous ressembler ! « Je sais que je ne suis pas parfait, mais quand même, pour être un bon chrétien, il faut faire à peu près comme moi, être comme je suis, moi ». Autrement dit, une tendance assez courante chez bien des gens (et je m’inclus dans ce « bien des gens »), c’est de mettre sa confiance, de placer son assurance dans ce qu’ils ont été capables d’accomplir, ou tout simplement dans ce qu’ils sont. Les critères qu’ils donnent les rendent donc, à leurs yeux, acceptables devant Dieu. Et c’est dans ces critères-là qu’ils placent leur espérance. « Si je peux continuer à être comme je suis, alors, je n’ai pas à m’inquiéter », n’oseraient-ils jamais annoncer en public, mais pensent-ils quand même très fort.

Lecture : Lire l’épître de Paul aux Philippiens, où nous lirons au chapitre 3, des versets 1-11. Je pense que vous allez tout de suite comprendre en quoi ce passage peut être approprié par rapport à ce que je viens d’exprimer.

Les « bons chrétiens » selon les judéo-chrétiens

Si vous aviez devant les yeux une affiche de film, et que sur cette affiche, le mot « chair » apparaissait en gras, vous sauriez probablement à quoi ce mot fait référence. Un peu de nudité, voire plus. Mais voilà, quand Paul évoque la « chair » dans notre texte, il a quelque chose d’autre à l’esprit. Vous savez que la grande question, pour Paul, était la suivante : comment juifs et non-juifs peuvent-ils apprendre à vivre ensemble dans l’église ? Comment faire pour que les judéo-chrétiens acceptent les pagano-chrétiens comme des chrétiens à part entière, et vice versa ? Cette question était primordiale pour Paul. Le combat de toute sa vie était l’unité de l’église, avec en son sein Juifs et non-Juifs. Mais si Paul devait mener ce combat, c’est justement parce qu’il y avait une vraie résistance de la part des deux parties.

Notre texte nous en donne un exemple. Paul fait référence à des judéo-chrétiens qui mettaient « leur confiance dans la chair » (3.3). Et ce que Paul veut pointer du doigt ici, c’est la fierté ethnique et religieuse de ces judéo-chrétiens. Un gros problème auquel Paul avait à faire face était effectivement que certains étaient tellement fiers de leur héritage et de leur pratique religieuse, qu’ils insistaient pour que tous, même les non-juifs, deviennent comme eux. Ainsi, certains dans les églises insistaient pour que les Gentils devenus chrétiens se fassent pleinement juifs. Afin d’être considérés comme faisant partie à part entière du peuple de Dieu, il fallait qu’ils acceptent la loi juive (la Torah) dans sa totalité. Sans cela, ils ne pouvaient être considérés que comme des étrangers au peuple de Dieu, des « chiens » (comme certains parmi eux appelaient les non juifs). C’est que, sans la Torah et les œuvres qu’elle commande, les pagano-chrétiens ne pouvaient être considérés que comme de mauvais ouvriers (puisqu’ils n’obéissaient pas aux règles de la Torah). Et avant toutes choses, suivre la Torah, pratiquer les œuvres de la Loi, c’était se faire circoncire. Telle était la marque, le badge du peuple de Dieu, si bien que tout mâle désirant appartenir à ce peuple devait s’y soumettre. Si importante était cette marque que les juifs s’appelaient parfois entre eux la circoncision. « Nous sommes la circoncision », disaient-ils.

Déjà au premier siècle, donc, il y avait des bons et des mauvais chrétiens. Et dans ce cas précis, des judaïsants insistaient pour que leurs critères s’appliquent à tous. Un bon chrétien était non seulement quelqu’un qui leur ressemblait, mais plus encore : s’il ne leur ressemblait pas, c’est qu’il y avait un vrai problème avec lui. Nous pourrions sans doute trouver des équivalences avec aujourd’hui, n’est-ce pas ? Oui, les critères du « bon chrétien » que nous avons en tête, ceux que j’ai exprimés tout à l’heure par exemple, ces critères que nous aimons utiliser pour nous rassurer dans notre relation à Dieu et notre statut de chrétien, ces critères nous poussent si facilement à juger l’autre, celui qui ne rentre pas dans ces critères. Ces critères nous poussent si facilement à exclure. « Quand même, il se dit chrétien et pourtant il ne vient pas au culte toutes les semaines ! Il ne lit même pas sa bible tous les jours ! Et elle, elle se dit chrétienne, mais elle n’est impliquée dans aucune association ! Et elle ne fait même pas d’évangélisation ! » Oui, dans nos attitudes, dans nos pensées, nous pouvons nous aussi ressembler aux judaïsants...

Saint Paul écrivant

La réponse de Paul

Mais pour eux, la réponse de Paul est sans appel. Pour commencer, il répète trois fois « prenez garde ! » au verset 2. Et ce verset est d’ailleurs tout à fait ironique de sa part. Tout d’abord, il dit aux chrétiens de Philippes « prenez garde aux chiens ». Donc, Paul est en train de dire « c’ui qui dit, c’est c’ui qui y’est » ! Ceux-là mêmes qui vous traitent de chiens, ceux-là même qui mettent leur fierté dans leur héritage et leur identité, ce sont eux les chiens. Et Paul continue sur le même ton. « Prenez garde aux mauvais ouvriers » : ironiquement, ce sont ceux qui pensent faire les bonnes œuvres de la Loi, ceux qui insistent sur l’importance d’obéir à la Torah pour pouvoir être membres de peuple de Dieu, qui sont les mauvais ouvriers. Et puis troisièmement, « prenez garde à la mutilation » (parfois traduit « prenez garde aux partisans de la mutilation») : là encore, ce sont ceux qui pensent être dans le vrai puisqu’ils sont circoncis qui agissent en fait comme des adeptes de cultes païens, pratiquant des incisions rituelles et se faisant toutes sortes de marques sur le corps.

« Prenez garde », insiste donc Paul, renversant complètement la perspective proposée par les judéo-chrétiens. Puis vient, au verset 3, sa contre-attaque : « car c’est nous qui sommes les vrais circoncis, nous qui célébrons le culte par l’Esprit de Dieu, qui mettons notre fierté en Jésus-Christ et qui ne mettons pas notre confiance dans la chair ». À première lecture, on pourrait certes penser que Paul n’avance pas un argument très fort ici. On pourrait penser qu’il est simplement en train de dire : les bons chrétiens, ce ne sont pas ceux qui sont comme eux, mais ceux qui sont comme nous. On pourrait penser que Paul rentre dans ce jeu plutôt malsain du bon et du mauvais chrétien.

Mais en lisant bien, si Paul avance effectivement des critères, ceux-ci n’ont pas vraiment grand-chose à voir avec les chrétiens eux-mêmes. Non, justement, pour Paul, être chrétien, c’est tout sauf mettre sa confiance et sa fierté dans sa propre personne ou dans sa propre pratique religieuse. Pour lui, les chrétiens sont ceux qui sont guidés par l’Esprit et mettent leur fierté en Jésus-Christ. Or cela, n’importe qui, quelles que soient ses origines, son appartenance ethnique ou ses pratiques religieuses, y a accès. Pour le dire autrement, Paul déplace le regard des chrétiens, qui aiment à se regarder eux-mêmes pour se rassurer, vers Jésus. Il n’est donc pas question de bons ou de mauvais chrétiens ici. Il n’est pas question d’agir d’une certaine manière, de penser d’une certaine façon, ou encore d’être un certain type de personne. Il n’est plus question de mettre sa fierté en quelque chose qui nous soit propre, mais de la mettre en Jésus. Lui, et lui seul, est le critère de la vie chrétienne.

Une question de pedigree ?

Paul, pourtant, aurait très facilement pu jouer le jeu des judéo-chrétiens. À leur petit jeu, il aurait même été très fort. C’est que le pedigree de Paul était exceptionnel. Comme il le dit lui-même, il aurait eu de bonnes raisons de mettre sa confiance dans la chair : « circoncis le huitième jour, de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, pharisien ; quant à la passion, persécuteur de l’église ; quant à la justice de la loi, irréprochable » (3.4b-6). Cette liste aurait certainement impressionné n’importe quel Juif contemporain de Paul. Mais quelque chose avait changé chez Paul. S’il mettait auparavant toute sa confiance dans la « chair », il ne pouvait continuer, cela lui était impossible, inconcevable. Pour Paul, ce qui était auparavant un gain ne pouvait plus être considéré que comme une perte.

Le langage utilisé par Paul ici est celui du commerce. Paul est tout simplement en train de dresser un tableau de ses pertes et de ses gains. Il vient juste de déclarer qu’en tant que bon juif, il n’avait rien du tout dans la colonne « pertes ». Ses gains étaient énormes, fabuleux. Mais Paul a réalisé que tous ses gains ne valaient rien, alors il a pris une gomme et a commencé à effacer toutes les entrées dans cette colonne pour les placer dans la colonne « pertes ».

Paul explique bien sûr la raison de ce changement de perspective. C’est qu’il avait une nouvelle entrée à mettre dans la colonne « gains », quelque chose qui, en le comparant à ce qui s’y trouvait auparavant, a rendu tout le reste obsolète, sans valeur. Paul emploie même un terme très fort : tous ses gains, en comparaisons à cette nouvelle entrée, n’étaient que « des ordures ». Et ce quelque chose, cette nouvelle entrée, bien évidemment, était quelqu’un : Jésus-Christ. Christ rayonnait de tout son éclat, rendant tout le reste bien pâle en comparaison.

La justification

Ainsi, tout au long de notre passage, Paul propose un contraste. Il y a ceux qui pensent faire partie du peuple de Dieu, ceux qui pensent être de bons chrétiens, grâce à ce qu’ils sont ou grâce à ce qu’ils font, et il y a ceux qui n’ont rien d’autre que Christ et leur foi en lui. Et selon Paul, bien sûr, les chrétiens n’ont besoin de rien d’autre que Christ dans la colonne « gains ». Tout le reste n’est qu’ordure en comparaison.

Voilà, en quelques mots, à quoi correspond la justification selon Paul. Celui ou celle qui place Christ dans ses gains, celui ou celle qui a foi en Jésus, trouve en lui la justice dont il ou elle a besoin : quelles que soient ses origines, son arrière-plan moral, religieux ou culturel, Christ le justifie, lui donne ce statut de membre du peuple de Dieu. Rien d’autre n’est nécessaire à cela. Paul le dit très bien : « À cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, et je considère tout comme des ordures, afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui, non pas avec ma propre justice, qui viendrait de la loi, mais avec celle qui est par la foi du Christ, une justice venant de Dieu et fondée sur la foi » (3.8-9).

Conclusion

Paul ne désirait rien d’autre que Christ. Christ était son trésor, et si je veux vous communiquer quelque chose ce matin, c’est que ce trésor est aussi notre trésor à tous. Alors, nous qui avons si facilement tendance à placer toutes sortes de choses dans nos colonnes « gains », nous qui mettons si facilement en avant nos qualités, nos accomplissements, nos activités, nos obéissances, nos formes de piété, nos pratiques de la foi, nos fidélités, nos authenticités, nos implications dans la ville, peut-être même nos antécédents familiaux, n’oublions pas que toutes ces choses, pour reprendre l’expression de Paul, ne sont que des ordures en comparaison du trésor qu’est Christ. Ce n’est pas que ces choses sont mauvaises, bien évidemment. Oui, soyons actifs dans l’église et dans la cité. Oui, œuvrons, aimons notre prochain, prions, rassemblons-nous pour les cultes, vivons, expérimentons la communion fraternelle. Oui, oui, et encore oui. Je veux bien sûr encourager tout cela. Oui, mais pas à n’importe quel prix. Ne perdons jamais de vue que le seul critère de notre vie chrétienne ne se trouve ni en nous-mêmes ni dans nos accomplissements, mais en Christ. Lui et lui seul doit être l’objet de notre fierté. Lui et lui seul nous justifie. Lui est lui seul est notre gain, notre trésor.

Alors, ce matin, c’est vrai, j’ai insisté sur notre capacité, ô combien naturelle, à la fierté mal placée, aux critères érigés en loi parce que ces critères nous ressemblent et nous correspondent. Peut-être tout simplement avais-je besoin de parler de tout cela parce c’est aussi ma propre personne et mes propres inclinaisons que je décrivais. Mais je ne voudrais pas oublier qu’il y a des personnes parmi nous ce matin, à qui il ne viendrait jamais à l’esprit de se mettre en avant de la sorte. Des personnes dont la première réaction, si on leur demandait « qu’est-ce qu’un bon chrétien ? » serait : « pas quelqu’un comme moi en tout cas ! » Des personnes qui ont aussi en tête des critères du « bon chrétien », mais des critères qui ne leur ressemble pas. Des personnes tout sauf fières. Des personnes qui se sentent inaptes à mener une vie chrétienne décente. Des personnes qui seraient bien incapables de remplir la colonne « gains » de leurs accomplissements, mais qui pourraient aisément parler de leurs pertes. Des personnes peu sûres d’elles-mêmes, de leurs capacités. Des personnes bloquées par ce qu’elles considèrent être leur petitesse, par un complexe d’infériorité par rapport à d’autres chrétiens. Des personnes peut-être aussi rongées par la culpabilité et la honte : honte de ne pas être à la hauteur, honte de ne pas y arriver, honte de vouloir abandonner. Honte parce qu’elles se sentent jugées.

Alors, à ces personnes en particuliers, à ces personnes qui se sentent tout sauf « bonne chrétiennes », je voudrais dire, encore, que Christ est le seul critère, que Christ est le seul gain, que Christ est la seule justification. Quoi que vous pensiez de vous-mêmes et de vos accomplissements, Christ est le seul trésor dont vous avez besoin. Ne recherchez rien d’autre que lui. Lui, qui sait humilier les forts, rendant obsolètes, sales, puants tous leurs soi-disant gains, il sait aussi élever les faibles, les humbles. Il vient vers eux, il vient vers vous, et il rappelle qu’ils ont tout en lui parce qu’il veut être tout pour eux.

Christ est tout ce dont nous avons besoin. Il veut s’offrir à nous. Accueillons-le, oublions nos critères et ne retenons que lui. Et qui que nous soyons, reposons nous en lui.