En Matthieu 5, Jésus se trouve avec ses disciples, sur les collines dominant la mer de Galilée. Or, ces collines étaient bien connues car elles étaient le repaire des révolutionnaires de l’époque, ces hors-la-loi prêts à tout, notamment la force, pour bouter ces païens de romains hors de Palestine et ainsi instaurer le royaume de Dieu. Dans ses collines se trouvent toujours des grottes d’où le roi Hérode avait débusqué quelques-uns de ces révolutionnaires une génération avant Jésus. C’est donc là, dans ses collines, que Jésus se trouve en compagnie de ses disciples. Alors, Jésus serait-il un nouveau leader révolutionnaire ? Serait-il, lui aussi, sur le point de monter une révolte ? Cet enseignement, loin des foules, serait-il un bourrage de crâne idéologique, de la propagande anti-romaine, un camp d’entraînement à la guerre sainte ?

Non, bien sûr que non. Pourtant, le contexte de ses collines est important ici. Jésus semble effectivement battre le rappel pour un nouveau mouvement, une révolution de sorte, mais pas n’importe quelle révolution. Jésus appelle ici ses auditeurs à une nouvelle manière d’être Israël, une nouvelle manière d’être le peuple de Dieu pour le monde, une nouvelle manière d’être la lumière du monde ou le sel de la terre. Du point de vue de Jésus, Israël offrait à cette époque une bien piètre manière d’être le peuple de Dieu. Certains étaient effectivement des prétendus révolutionnaires, exaltés et fanatiques. D’autres, la grande majorité, avaient complètement abandonné cette vocation divine. Ils s’étaient recroquevillés sur eux-mêmes, sur leur identité nationale, et ils avaient perdu de vue leur responsabilité vis-à-vis du monde, y compris vis-à-vis des Romains. Ils avaient oublié que Dieu les avait appelés à être sel de la terre, lumière du monde. Alors, clairement, ce n’est pas ainsi que le Royaume de Dieu serait instauré. Jésus se retrouve dans les montagnes de Galilée, exhortant ses disciples à être le peuple de Dieu d’une manière radicalement nouvelle. Et la manière avec laquelle il fait cela, le contenu de son message, est foncièrement révolutionnaire.

Jésus fait cela en annonçant une série de bénédictions toutes plus étranges les unes que les autres. En effet, Jésus déclare dans ces quelques phrases que certains sont bénits. Mais la liste qu’il dresse est pour le moins surprenante. Ces « bénis » ou ces « heureux » ne sont pas ceux à qui on pourrait s'attendre : ce sont les pauvres, ceux qui pleurent, les humbles, ceux qui ont soif et faim, ceux qui sont miséricordieux, ceux qui ont le cœur pur, ceux qui répandent la paix et ceux qui sont persécutés. Alors, avec une telle liste de bras cassés, on a du mal à imaginer comment la révolution pourrait démarrer, et encore moins comment elle pourrait réussir. Cette liste me fait un petit peu penser à ces soldats polonais, idéalistes, sur leurs chevaux, sabre à la main, tentant de défendre leur terre face aux chars nazis au tout début de la seconde guerre mondiale. Aucune chance. Grand massacre.

Le sens des béatitudes

Jésus, bien évidemment, savait ce qu’il faisait, et il savait ce qu’il disait. Mais justement, quel est le sens de cette liste de bénédictions, ou, pourrait-on dire, de « bonnes nouvelles » ? Commençons par ce qu’elles ne sont pas.

Premièrement : les béatitudes ne représentent pas une liste de règles à obéir. Certains pensent effectivement que si seulement les chrétiens pouvaient mettre en pratique cette liste, le monde serait en bien meilleur état. Mais Jésus n’est pas là en train d’expliquer à ses disciples comment il faut agir dans le monde. Non, dans ces bénédictions, dans ces bonnes nouvelles qu’il annonce, il n’est pas en train de dire : « allez, faites ceci maintenant, et tout ira bien. Enfin, il fera bon vivre dans le monde ». Non, Jésus ne commande rien ici, il annonce. Il annonce que ces gens, les pauvres en esprit, ceux qui pleurent, les humbles, les compatissants, etc., sont bénis, heureux. Il annonce que ceux-ci ont la faveur de Dieu. Et donc, il annonce que ces gens-là peuvent, d’une certaine manière, se réjouir de leur situation. Ceci n’a donc rien à voir avec une liste de commandements. Jésus n’est pas en train de dire qu’il faut devenir pauvre en esprit, ou même qu’il faille pleurer. Non, mais Jésus dit que certains sont pauvres en esprit, que certains pleurent, ou que certains sont humbles, et que ceux-là sont heureux, bénis.

Deuxièmement, les béatitudes ne sont pas une liste de vérités abstraites sur le monde et sur le comportement humain. Jésus n’est pas en train de faire une analyse du monde tel qu’il est, tel qu’il fonctionne. D’ailleurs, si Jésus faisait cela, il aurait tors. Oui, parce que le fait est que ceux qui pleurent ne sont pas toujours consolés. Le fait est que les doux n’héritent pas forcément de la terre. Et le fait est que ceux qui ont faim de justice ne sont pas toujours rassasiés. Non, à l’époque comme aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse. Ceux qui pleurent nous fatiguent. Les doux n’héritent de rien du tout parce qu’ils n’ont pas les dents assez longues. Et ceux qui ont soifs de justice ont intérêt à être endurants, parce que leur soif ne sera pas rassasiée de sitôt.

Alors non, les béatitudes ne sont pas tout cela. Ni des commandements, ni des conseils, ni des commentaires sur le monde tel qu’il est. Alors quoi ? Jésus annonce quelque chose de neuf. Il annonce qu’en sa présence, dans son ministère sur terre, quelque chose est en train de se passer, quelque chose est en train de devenir vrai, réalité. Jésus annonce un évangile, une bonne nouvelle. Oui, Dieu est en train d’agir à travers Jésus, le Messie, et les béatitudes donnent un aperçu de à quoi cela ressemble. En Jésus, c’est une nouvelle ère qui débute, une nouvelle ère pour le peuple de Dieu, et une nouvelle ère pour le monde. Jésus annonce que ce qui semblait vrai jusqu’à maintenant ne l’est en fait plus. Et oui, à son époque comme à la nôtre, les bonnes nouvelles consistent généralement en annonces de succès, de richesses, de vies longues et heureuses, de victoires dans les batailles. Les bonnes nouvelles, celles qui nous rendent heureux, c’est entendre quelqu’un nous dire : « j’ai réussi » ou « j’ai gagné » ! Mais Jésus est en train de changer cela. Ce paradigme, si évident, Jésus le renverse complètement. Non, ici les « bonnes nouvelles » ne concernent ni les vainqueurs, ni les riches, ni les forts. Mais elles concernent les pauvres, les tristes, les faibles, les affamés de justice, les compatissants, les artisans de paix, ou encore les persécutés. Eux sont « heureux ». Eux sont « bénis ».

Mais là encore, dire cela ne suffit pas pour capter le sens, le sens plénier de l’annonce de Jésus. Jésus n’est pas simplement en train de faire la liste des gens qu’il considère comme étant bénis, aussi étonnante que cette liste puisse être. Jésus annonce une nouvelle alliance, une nouvelle relation entre Dieu et son peuple et une nouvelle promesse pour ce peuple. Dans le livre du Deutéronome, le cinquième livre de la Torah, le peuple de Dieu, après avoir passé bien des années en Egypte, puis quelques-unes dans le désert, est arrivé aux abords de la terre promise. Et là, Dieu a renouvelé avec lui son alliance, sa promesse. Là, il a redéfini sa relation avec son peuple. Au chapitre 28 du Deutéronome par exemple, il donne une liste de bénédictions et de malédictions, selon que le peuple serait obéissant ou désobéissant. Eh bien, c’est quelque chose de très similaire qui est en train de se passer dans notre passage. En Matthieu, Jésus a lui aussi passé du temps en Égypte (2.15), puis il est passé par le désert et la tentation (3-4), avant d’arriver en terre promise. Et le voilà maintenant, annonçant une nouvelle alliance pour le peuple de Dieu. C’est ce que nous trouvons dans le sermon sur la montagne, un texte d’alliance, composé de promesses et de conditions. Jésus annonce qu’une nouvelle relation est en train de s’établir entre Dieu et son peuple. Et Jésus fait des promesses à ce peuple. Dans les béatitudes, ce sont des promesses de bénédictions pour les pauvres, les faibles, les affamés. Promesse que les malheureux trouveront le bonheur. Promesse que ceux qui cherchent trouveront ce que leur cœur désire. Promesse que les perdants seront récompensés.

Mais quand ?

Mais quand ? Quand ces promesses inhérentes à la nouvelle alliance seront-elles réalisées ? La grande tentation pour bien des chrétiens est de dire « au ciel », c’est-à-dire « là-haut », après la mort. Et c’est vrai qu’à première vue, c’est ce que Jésus lui-même semble dire aux versets 3, 10, et 11. « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ». « Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le Royaume des cieux est à eux ». « Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez transportés d’allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ». Oui, ceci, pour beaucoup de personnes, signifie que ces promesses ne seront réalisées que dans les cieux, dans une dimension purement spirituelle, non corporelle, après la mort. Mais voilà, pour Jésus, « les cieux », ce n’est pas cela. Pour Jésus, et dans la pensée biblique en général, les cieux sont présents, aujourd’hui. Ils représentent la dimension, invisible mais bien réelle, de Dieu. Selon le Nouveau Testament, les cieux ne sont donc pas simplement l’endroit où le peuple de Dieu se retrouve après la mort. La Bible, à la fin du livre de l’Apocalypse, décrit le jour où les cieux et la terre, c’est-à-dire les deux dimensions présentes dans la création, seront unis l’une à l’autre. La Jérusalem céleste descendra sur la terre, et Dieu fera sa demeure avec les humains. Ce jour-là, la réalité telle qu’elle existe dans les cieux sera visible, dévoilée. La terre et le ciel seront unis l’un à l’autre, et la vie des cieux transformera la terre en un lieu de beauté, de vérité et de délices. C’est d’ailleurs pour cela que Jésus annonce, au verset 5, que les doux sont heureux parce qu’ils hériteront de la terre, ce qui serait tout à fait impossible dans un espace purement spirituel, là-haut, dans le ciel, après la mort.

Vers la Jérusalem céleste - M. Chmakoff

C’est donc, je pense, à ce moment-là que les promesses de la nouvelle alliance instituée par Jésus seront pleinement réalisées. Mais en même temps, les promesses n’attendent pas simplement ce futur-là. Non, cette alliance est déjà en marche. La révolution de Jésus, en sa présence, est déjà en route. Quelques chapitres après notre passage, Jésus va d’ailleurs enseigner à ses disciples comment prier. Et au tout début du Notre Père, il dit « que ta volonté soit faite, que ton règne vienne, sur la terre comme au ciel ». Pourquoi ? Parce que Jésus désire que ceux qui le suivent, que ceux qui croient en lui, commence dès aujourd’hui à vivre selon la réalité des cieux. Dans le temps présent, il leur demande d’orienter leur vie selon les critères et les desseins divins. Il les enseigne à prier pour que la réalité des cieux devienne leur réalité. Il les enseigne à prier pour que ce qui est vrai selon Dieu, dans les cieux, soit aussi vrai selon son peuple, sur la terre. Prier « que ton règne vienne sur la terre comme au ciel », c’est donc demander que la perspective de Dieu sur le monde devienne notre perspective sur le monde. C’est prier, dans le cas des béatitudes, pour que notre regard sur les pauvres, sur les doux, sur les artisans de paix, soit un regard non seulement bienveillant, mais aussi et surtout un regard reconnaissant : ils sont heureux, bénis, aimés. Tel est le regard que Dieu porte sur eux. Tel doit être notre regard également.

Alors oui, ces promesses de l’alliance attendent encore leur pleine réalisation, mais d’une certaines manière, leur réalisation est en marche. En Jésus, dans son royaume, les faibles, les humbles, les doux, les affamés, les persécutés, sont déjà « heureux ». Telle est la réalité du Royaume de Dieu, et telle est la réalité que Jésus nous invite à partager et à la vivre.

Et pour nous ?

La révolution de Jésus, fomentée dans les montagnes galiléennes, n’a donc plus grand-chose à voir avec la révolution des guerriers anti-Romains, ces zélotes présents en Palestine à l’époque de Jésus. Sa révolution est d’un tout autre ordre, mais c’est tout de même une révolution risquée. Les béatitudes, comme le reste du sermon sur la montagne, invite ses lecteurs à prendre un grand risque, le grand risque de la foi. Elles nous invitent à prendre le risque d’accepter que Jésus change nos perspectives, qu’il mette sens dessus dessous nos convictions les plus profondes, qu’il redéfinisse nos priorités, que celles-ci soient personnelles, ou quelles soient collectives. Être redéfinit de cette manière peut être difficile, voire douloureux. Il n’est jamais facile de se remettre en question.

Le fait est, et c’est malheureux, que pour beaucoup de chrétiens (dont je fais partie), la perspective des cieux, la perspective de Dieu sur la réalité demeure difficile à concevoir. J’ai beau entendre que ceux qui pleurent sont « heureux », j’ai encore du mal à l’admettre, et encore moins à le vivre. Pareillement, j’ai beau savoir que le royaume des cieux est aux pauvres en esprits, je continue de vivre et d’agir comme si ce royaume était aux riches en esprits, aux gens avec qui je passe beaucoup de temps, dans les livres, par exemple. Alors comment faire ? Comment faire pour que ma perspective change vraiment ? Comment faire pour que nos perspectives changent vraiment ? Comment laisser Jésus-Christ nous façonner ?

Une des perspectives qui m’a le plus aidée ces dernières années est celle de l’Arche de Jean Vannier. Dans les communautés de l’Arche, les personnes ayant un handicap, souvent profond, sont des bénédictions, elles sont précieuses, elles sont des dons de Dieu à la communauté. Cette perspective change tout, bien évidemment, mais je crois qu’il n’est pas nécessaire d’être à l’Arche pour vivre cela. L’Arche nous propose un chemin à suivre, un exemple, mais c’est un exemple que nous pouvons vivre nous aussi, et pas seulement avec des personnes ayant des handicaps. Cette perspective, nous pouvons la vivre aussi dans cette communauté-ci, dans l’église, avec les pauvres en esprit, avec ceux qui pleurent, avec les doux, avec ceux qui ont faim et soif de justice, avec les persécutés. Ces personnes sont des dons de Dieu à la communauté. Et apprendre à vivre selon les béatitudes, c’est apprendre à les considérer comme des dons, comme des bénédictions. Alors que nous aurions naturellement envie de les mettre de côté, de les regarder de haut, c’est apprendre à leur donner une place de choix dans la communauté. C’est apprendre à être « heureux », « bénis », en leur présence. C’est apprendre à être dépendants les uns des autres.

Mais pour cela, bien sûr, il faut passer du temps ensemble. Il faut que celui qui est fort reste aux côtés du doux, il faut que celui qui est dans la joie passe du temps avec celui qui pleure. Et inversement ! Il faut que le faible réalise que le fort a besoin de lui. Il faut que celui qui pleure n’oublie pas qu’il est une bénédiction pour celui qui ri. Dans la communauté des Béatitudes, dans la communauté façonnée par la perspective de Dieu, tous apprennent, dans la diversité, à être dépendants les uns des autres. Et ceci, chers amis, quand c’est mis en pratique, est révolutionnaire. Une telle pratique est subversive au plus haut point. Une telle vie renverse encore aujourd’hui les idées reçues, les présupposés, les préjugés. Une telle vie, la vie du Royaume de Dieu, change le monde. Vivre ainsi, c’est être « sel de la terre » et « lumière du monde ».