Compiègne, le dimanche 15 Juillet 2012

Nous vivons dans une société où l’accumulation de richesses est normale, où elle est recommandée, encouragée. Tout autour de nous pousse à cette pratique parce que, c’est le message que nous recevons sans cesse, de là viendra notre sécurité et notre bien-être. Si nous pouvons nous mettre « à l’abri » de la banqueroute, si nous arrivons à générer un patrimoine suffisant, si nous parvenons à cotiser suffisamment pour la retraite, tout ira bien pour nous. Nous n’aurons pas à nous inquiéter, notre avenir sera assuré.

Dans le texte que j’aimerais lire avec vous ce matin, Jésus va remettre en question de tels présupposés, nous appelant à une attitude vis-à-vis de nos richesses et de l’avenir radicalement différente de celle que notre monde encourage. En cela, il va nous déranger, il va révéler nos motivations profondes et celles-ci ne seront pas forcément faciles à regarder en face. Mais comme toujours, son enseignement, s’il peut être douloureux, s’il peut nous remettre en question, est rédempteur : en nous faisant mal, c’est à la vie de son royaume qu’il nous appelle, une vie pleine, une vie belle, une vie libérée.

Matthieu 6.19-24 19 Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les vers et la rouille détruisent et où les voleurs fracturent pour voler. 20 Amassez-vous plutôt des trésors dans le ciel, là où ni vers ni rouille ne détruisent et où les voleurs ne fracturent ni ne volent. 21 Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. 22 L'œil est la lampe du corps. Si ton œil est bon, tout ton corps sera illuminé, 23 mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien sont grandes les ténèbres ! 24 Personne ne peut être esclave de deux maîtres ; en effet, ou bien on détestera l'un et on aimera l'autre, ou bien on s'attachera à l'un et on méprisera l'autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon.

Le message du texte

Dans ce texte, qui est en fait composé de trois courts passages parallèles (sur deux types de trésors, deux types d’œil, et deux types de maître sur nos vies), Jésus enseigne ses auditeurs quant à la manière avec laquelle ceux-ci considèrent l’argent. En fait, il remet ici en question ce en quoi ils placent leur confiance et ce qui motive leurs vies. Pour résumer, il leur dit : ce en quoi vous placez votre confiance sera aussi votre priorité. Si votre confiance est placée dans vos possessions et vos richesses, vos vies seront déterminées, dirigées par elles. Si vous pensez que votre salut viendra de l’argent, que votre sécurité en dépend, alors vous tenterez d’amassez des trésors sur la terre. Et vos vies seront tendues vers ce but. Plus encore, vos vies appartiendront à l’argent, elles en dépendront, elles seront sous son influence, et vous lui donnerez en retour toute votre allégeance et votre dévotion. L’argent sera un maître sur vos vies, un maître à qui vous obéirez, en toutes choses. Et si c’est le cas, Dieu n’aura plus de place ni d’intérêt pour vous. Jésus le dit très bien : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » car, « vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon (de l’argent) » (6.21, 24).

Bien sûr, que ce soit en période de crise financière comme aujourd’hui où à l’époque de Jésus, chacun peut reconnaître l’absurdité d’une telle démarche. Chacun sait que nos trésors terrestres sont éphémères, qu’ils sont appelés à dépérir, que les vers et la rouille les détruisent, et que les voleurs tentent de se les accaparer (6.19). Ainsi, il va de soi que nos efforts sur cette terre sont bien mieux placés ailleurs que dans la quête de richesses, que nos vies seront mieux utilisées pour autre chose. C’est pour cela que Jésus dit qu’il vaut mieux amasser et investir dans des trésors durables, impérissable, inoxydables : « des trésors dans le ciel » (6.20).

La parabole des deux yeux

Mais que veut dire Jésus par là : quels sont ces « trésors dans le ciel » auxquels il fait référence ? Ce sont les versets 22 et 23, au milieu de notre texte, qui viennent l’expliciter. On pourrait appeler ces versets « la parabole des deux yeux ». Ces versets semblent, à première lecture, ne rien avoir à faire avec ce que Jésus dit dans l’ensemble du passage, et pourtant, correctement compris, ils trouvent tout leur sens dans ce contexte :

22 L’œil est la lampe du corps. Si ton œil est bon, tout ton corps sera illuminé, 23 mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien sont grandes les ténèbres

« L’œil est la lampe du corps », dit Jésus. Étonnant, comme expression ! Pour nous, aujourd’hui, l’œil est une fenêtre qui laisse rentrer la lumière dans le corps. Nous ne pensons pas l’œil comme une lampe, c’est-à-dire, comme un membre qui est sa propre source de lumière. Mais les choses étaient différentes dans l’antiquité. Bien des philosophes considéraient l’œil comme une source de lumière, et les populations en général pensaient de même (Aristote, On Sensation, 437a). Dans la Bible, certains textes parlent d’ailleurs de « la lumière de l’œil » (Ps. 38.11 ; Prov. 15.30). Dans le monde ancien, donc, les yeux étaient souvent comparés au soleil, à des torches ou, comme ici, à des lampes. Les gens pensaient que des yeux sortaient comme des rayons qui allaient toucher ce qui était vu par eux (Augustin, Trinité 9.3.3). Ceci explique ce que dit Jésus juste après « si ton œil est bon, tout ton corps sera illuminé ». Là, il veut simplement dire que l’œil en bonne santé démontre que la lumière est présente dans le corps. Pour avoir un « bon œil » il faut une lumière interne, car c’est celle-ci qui permet à l’œil de briller et de voir. Par contre, quand l’œil est « mauvais », c’est que les ténèbres habitent le corps. Et alors, tout est ténèbres, rien n’est vu, tout est sombre. « Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, dit Jésus, combien sont grandes les ténèbres ! » (6.23). Voilà, quand donc Jésus déclare que l’œil est la lampe du corps, il reflète une compréhension (dépassée, certes) des mécanismes de la vue, de la manière avec laquelle la vue fonctionne. Mais quel est le but de Jésus ici, et en quoi ces deux versets viennent-ils éclairer l’enseignement de Jésus sur les possessions et sur l’argent ? Clairement, Jésus n’essayait pas de donner à ses auditeurs à cours de physiologie. Alors quoi ?

Jésus offre ici une parabole à ses auditeurs. Et pour la comprendre, il faut saisir les doubles sens qu’il donne aux expressions qu’il utilise. Oui, parce que dans le Judaïsme, parler du « bon » ou du « mauvais » œil, c’était parler non seulement de santé (d’un œil qui fonctionne ou ne fonctionne pas), mais aussi d’éthique. Et c’est bien évidemment un enseignement d’ordre éthique que Jésus veut ici mettre en avant. Dans le Judaïsme, l’expression « mauvais œil » exprimait l’opposé, l’antithèse de la générosité. Le mauvais œil, c’était l’égoïsme, la convoitise, ou un désintérêt pour le déshérité. Par exemple, en Deut. 15.9, nous lisons : « Garde-toi de regarder d’un œil mauvais ton frère pauvre et de ne rien lui donner ». À l’inverse, le « bon œil » était la disposition de cœur qui permettait la générosité. « L’homme dont le regard (ou l’œil) est bon est béni, parce qu’il donne de son pain au pauvre » dit le Prov. 22.9 (cf. Eccl. 32.8, 10). Avec ce contexte en tête, on comprend donc bien que ces versets peuvent être lus sur deux niveaux différents : comme une déclaration physiologique sur la « vue », mais aussi et surtout comme une déclaration d’ordre éthique. Et dans ces deux sens, Jésus veut simplement montrer que l’œil, qu’il soit bon ou mauvais, obéit à ce qui se trouve dans le corps. Quand la lumière habite le corps, l’œil est bon, il est généreux. Mais quand les ténèbres habitent le corps, l’œil est mauvais, ce qui s’exprime à travers l’égoïsme, le manque d’amour et de justice envers le prochain.

La vraie et grande question, celle qui vous turlupine peut-être, est alors de ce savoir ce qu’est cette lumière qui habite le corps. Qu’est-ce que cela signifie d’être rempli de lumière ou, à l’inverse, d’obscurité et de ténèbres ? Là encore, la pensée biblique nous donne des clefs d’interprétation. Dans la littérature biblique, Dieu est celui qui est lumière (Ps. 104.2 ; Dan. 2.22), il est celui qui donne la lumière (Job 29.2-3 ; Ps. 4.6 ; 18.28) et qui illumine les siens (Ps. 56.13) afin qu’ils possèdent la sagesse (Sag. 7.10, 26). Avoir la lumière de Dieu en soi, c’est donc partager la vie de Dieu, c’est connaître le salut (Ps. 27.1) et vivre à son service. À l’inverse, être dans les ténèbres, c’est ne pas connaître Dieu, c’est être séparé de sa vie.

Voilà, on comprend mieux maintenant pourquoi ces deux versets sont présents dans notre texte : cette parabole concerne elle-aussi notre manière de considérer l’argent, nos possessions. Elle aussi concerne les types de trésors que nous tentons d’amasser à travers nos vies. Faire preuve de « mauvais œil », c’est amasser des trésors, pour soi, égoïstement sur la terre. Par contre, faire preuve de « bon œil », c’est être généreux, c’est « amasser des trésors dans le ciel » (cf. Tob. 4.8-9 ; Sir. 29.10-12). C’est démontrer que la lumière de Dieu habite en nous. C’est affirmer que l’argent ne domine pas sur nos vies, que nous n’en sommes pas esclaves, mais que Dieu est notre maître et que notre argent est à notre service comme nous sommes au service de Dieu.

Oui, il y a un lien très fort entre la vie intérieure et les actes que cette vie génère (une thématique par ailleurs très importante chez Jésus, cf. 7.15-20 ; 12.33-34 ; 15.10-20). Jésus, en soulignant ce lien, nous encourage donc, chacun, à s’examiner soi-même : Suis-je rempli de la lumière de Dieu ou bien plutôt de ténèbres ? Si Dieu vit en moi, pourquoi alors l’argent a-t-il toujours autant d’importance dans ma vie ? Pourquoi domine-t-il ma vie ? Suis-je en train de laisser la lumière de Dieu s’éteindre en moi ? N’est-il pas temps de raviver cette flamme et de la laisser s’exprimer à travers ma générosité ? Qu’est-ce qui me retient ?

Renouveler notre confiance en Dieu

Se poser ce type de questions, vous en conviendrez, est une bonne chose. Il est important d’apprendre à se sonder soi-même, calmement, honnêtement. Mais après, que ferons-nous de ce que nous aurons découvert ? Que ferons-nous quand nous aurons reconnu que l’argent était un problème dans nos vies ? Ne nous y trompons pas, l’argent est un problème pour chacun d’entre nous. Que nous soyons riches ou pauvres (et Jésus s’adressait essentiellement à des pauvres ici), que les fins de mois soient difficiles ou que nous ayons l’impression d’être financièrement à l’abri, le fait est qu’aucun d’entre nous ne peut affirmer être dans une relation saine vis-à-vis de l’argent et des possessions. Tous, nous plaçons une confiance indue dans l’argent parce que nous pensons qu’il est la solution, qu’il est indispensable et que, quelque part, il n’y en a jamais assez. Encore une fois, tout autour de nous nous pousse à voir le monde de cette manière. Et les chrétiens ne font pas exception, même s’ils peuvent apprendre, avec l’aide de Dieu, à se délier du joug de l’argent.

Mais alors, comment sortir de cette impasse ? Je n’ai bien évidemment pas de réponses simples et toutes faites pour vous. Je ne peux pas vous offrir de techniques de libération – la Bible ne le fait pas non plus ! Mais en même temps, je suis frappé par ce qui se trouve juste après notre texte. Là, Jésus exhorte ses auditeurs à ne pas s’inquiéter : « Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce dont vous serez vêtus » (6.25-34). Après qu’il ait souligné notre esclavage et notre tendance naturelle à donner bien trop d’importance à l’argent, on aurait peut-être voulu débattre avec lui, en lui disant : « D’accord, tu me dis que l’argent prend trop de place dans ma vie, et tu me demandes d’être généreux, mais toi, tu n’avais pas d’enfants à nourrir ni de prêts bancaires à rembourser ! Tu ne connais pas ces pressions incessantes ! Comment oses-tu donc me dire comment vivre ma vie ? » Oui, son enseignement peut aisément nous paraître déphasé quant aux réalités d’aujourd’hui, et donc, nous pourrions être tentés de l’ignorer parce qu’il est dépassé, à côté de la plaque. Mais Jésus dit « ne vous inquiétez pas ». Faites confiance.

N’est-ce pas là le nœud de notre problème ? Si Mamon, l’argent, est notre maître, nous vivons inévitablement dans une inquiétude constante. C’est paradoxal, mais notre inquiétude vient de notre désir de vivre sans inquiétude, sans anxiété. L’accumulation de biens ne peut pas nous rendre plus confiants dans l’avenir. Si nous accumulons des biens dans ce but, nous serons toujours inquiets parce que nous aurons toujours l’impression de ne pas posséder suffisamment. En fait, si l’accumulation de biens crée l’insécurité, c’est tout simplement parce que notre confiance est mal placée. C’est parce qu’au fond de nous, nous savons que notre maître est bien instable, inconstant et peu digne de confiance (cf. 6.19). La crise financière nous l’a rappelé, mais c’est plus fort que nous, nous avons déjà oublié.

Voilà pourquoi Jésus nous encourage à la confiance, mais à une confiance bien placée : une confiance renouvelée en Dieu et en son action en faveur de la création. Dieu sait prendre soin de sa création, et il se montre généreux à son égard : « Regardez les oiseaux du ciel, dit-il: ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils ne recueillent rien dans les granges, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? » (6.26). Dans ce verset, nous voyons clairement que c’est l’abondance, et non la pénurie, qui caractérise le soin que Dieu prend de sa création. Dieu sait se montrer abondamment digne de confiance envers toutes ses créatures, et nous ne faisons pas exception, quelles que soient nos situations, quel que soit l’état de notre compte en banque. Dieu est bienveillant, il prend soin, il est suffisant.

Libérés par la confiance

Alors oui, ce dont nous avons besoin, c’est de renouveler notre confiance en ce Dieu si généreux, si bienveillant, si constant dans son action. Jésus nous rappelle que Dieu est digne de toute notre confiance. Et c’est justement un tel renouvellement de confiance en lui qui peut nous libérer de l’esclavage de l’argent, de la fausse sécurité qu’il génère, tout comme des inquiétudes et de l’égoïsme qui s’en suivent.

Jésus, à travers ce texte, a donc voulu renverser nos perspectives, nos présupposés. Alors que nous pensons tous si facilement qu’il vaut mieux prendre soin de soi avant de prendre soin des autres, il dit un tout petit peu plus loin dans le texte, « Cherchez d’abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela (le manger, le boire, le vêtement) vous sera donné en surcroît » (6.33). Au lieu de placer votre confiance dans vos trésors terrestres, donnez, soyez généreux avec vos biens, œuvrez pour la justice en faveur des plus démunis. N’ayez pas peur, ne soyez pas inquiets. Votre Dieu est bienveillant, il est généreux, il est digne de confiance, il vous suffit. Une telle perspective ne peut qu’être libératrice, n’est-ce pas ? En plaçant notre confiance en Dieu, nous sommes libres : libres d’agir, libres de donner, libre de se donner, libres donc de ces jougs qui nous emprisonnent dans l’inquiétude et le repli sur soi.

Une telle vie est possible, et Jésus nous a lui-même montré le chemin. Lui qui n’avait même pas une pierre où reposer sa tête (8.20) a néanmoins fait confiance à son Père, et, au lieu de rechercher ses propres intérêts, au lieu de garder pour lui ce qui lui revenait de droit, il s’est donné, pour nous. Bénéficiaires de ce don, de cette générosité divine, nous sommes libérés. Parce que Jésus vit en nous, parce qu’il nous éclaire de sa lumière, il peut nous sortir de l’obscurité de notre esclavage pour nous vivifier, pour nous permettre d’envisager une vie tellement plus belle, tellement plus porteuse de sens, tellement plus vraie et plus libre. Une vie généreuse parce qu’une vie confiante.