Nous admettons volontiers que certains artistes ont du talent et nous leur sommes reconnaissants de rendre nos vies plus agréables. Mais pour beaucoup de gens, leur rôle s’arrête là : exprimer avec talent un art qui égaiera nos existences. Dans une perspective chrétienne, les artistes peuvent jouer un rôle bien plus important...

Le côté récréatif, reposant, ou tout simplement plaisant de l’art est important. Il est agréable d’écouter de la belle musique, de visionner un bon film, de contempler l’architecture d’une cathédrale ou les œuvres exposées dans un musée. Mais, il n’est pas légitime de confiner les artistes à ce simple domaine. Il n’est pas juste de cantonner l’art aux bordures de la réalité, tel un joli accessoire : utile, mais pas vraiment nécessaire.

La complexité du monde

Tout humain sait, au fond de lui, que nous vivons dans un monde simultanément glorieux et abject, un monde paradoxalement capable de produire la Passion selon Saint Jean de Bach et la Shoah. Dans une perspective biblique, c’est Dieu qui a créé le monde, et il l’a créé très bon. Mais le péché est intervenu dans ce monde. Celui-ci demeure foncièrement bon, mais il est empreint de mal, de douleur, d’affliction, ou d’ennui. Si sa gloire demeure palpable, il est fissuré, fragilisé, incomplet. Dans ce monde-ci, tout humain ressent cette tension, et languit pour autre chose : une création plus glorieuse, plus vraie, plus belle, plus juste. C’est ce que la Bible appelle la « nouvelle création », qui est une rédemption, un renouvellement (et non un abandon ou un départ à zéro) du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ainsi, le monde tel qu’il est pointe au-delà de lui-même, et cet au-delà est déjà visible aujourd’hui, perceptible, même s’il ne l’est qu’à travers des aperçus imparfaits, limités dans le temps et dans l’espace. Toujours dans une perspective biblique, eschatologique, le futur de la création est entré dans présent. Christ règne aujourd’hui et son règne est visible, quand, par exemple, on prend soin de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger. Quand on œuvre pour la non-violence, ou quand on met en pratique l’enseignement de Christ dans les béatitudes (Matthieu 5:3-12). Alors, le monde à venir est là, bel et bien présent. Oui, avec l’avènement du Christ, le monde est en cours de re-création.

Une fenêtre ouverte sur le monde

Si telle est la réalité, le rôle de l’artiste n’est-il pas de proposer une fenêtre ouverte sur elle ? Non pas d’attirer l’attention hors du monde et de ses problèmes vers une simple contemplation de Dieu par exemple (une forme de piétisme), mais de se faire l’écho des dimensions multiples qui font que le monde est tel qu’il est. Un monde créé bon – et qui demeure bon – mais aussi un monde empli de douleur et de péché. En prenant en compte cette tension, ressentie et bien réelle, l’artiste évitera de tomber dans deux écueils dans lesquels il est si facile de tomber : le cynisme (ne se faisant l’écho que de la noirceur du monde) et une vision idyllique et sentimentale (ne se faisant l’écho que de sa bonté). Mais l’artiste a alors aussi la responsabilité d’exprimer sa langueur pour un monde meilleur, que les chrétiens identifient à la nouvelle création. Et il peut, à sa manière, la mettre en application. Non pas présenter la nouvelle création comme une simple échappatoire, mais vivre, annoncer la promesse sans renier ou oublier la honte et la ruine du monde présent. L’artiste est alors réaliste, mais il a une espérance ! Dans l’expression de son art, le règne de Christ, présent et à venir, est annoncé – et cette annonce appelle une réponse. Bien sûr, théologiens et prédicateurs chrétiens ont une telle vision d’ensemble, et ils l’expriment à travers des propositions verbales, parfois abstraites, comme dans ces quelques lignes. Tel est leur rôle, leur ministère. Mais l’artiste est lui aussi capable d’exprimer cette même vérité, certes différemment, mais non moins authentiquement : en imaginant, en étant visionnaire, créatif. L’artiste a cette capacité exceptionnelle de transporter l’âme en faisant appel aux sens. Quand il le fait, notre réponse se manifeste à travers notre reconnaissance : la vérité se trouve là, exprimée au travers de notes de musique, de marques de pinceaux sur une toile, de pierres façonnées par un burin.

Tree of Life

L’arbre de vie

Un exemple concret est récemment apparu devant mes yeux, et il m’a convaincu de sa bonté. C’est une œuvre exceptionnelle, rebondissant sur la description de la nouvelle création que donne le livre de l’Apocalypse, au chapitre 22. Là, le fleuve d’eau de la vie irrigue la ville, et sur ses rives se trouve l’arbre de vie, qui produit son fruit chaque mois et dont les feuilles servent à la guérison des nations. Des artistes du Mozambique, à la fin d’une longue et douloureuse guerre civile, ont voulu utiliser cette image en créant un arbre, mais pas n’importe quel arbre : un arbre entièrement composé d’armes à feu, rouillées, découpées, tordues. Cet arbre, étrangement beau et ô combien émouvant, sert donc à rappeler l’horreur, la folie, la tragédie de la guerre, mais aussi l’espérance de la nouvelle création, l’espérance de la guérison, des larmes qui ne seront plus. Sans naïveté ni cynisme, ses créateurs donnent à ceux qui le contemplent un aperçu du monde à venir, ils expriment leur langueur et changent ainsi le monde présent. Et en cela, ce n’est ni plus ni moins l’Évangile qu’ils annoncent.