Petit déjeuner sur la plage (Jean 21,1-14)

Jésus est ressuscité ! Le chapitre 20 de l’Évangile selon Jean a longuement relaté les différentes manifestations du Christ à Jérusalem, et en 20,19-23, Jésus a envoyé ses disciples en mission, leur octroyant l’Esprit pour les assister dans cette tâche : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. Après avoir dit cela, il souffla sur eux et leur dit : recevez l’Esprit saint » (v. 21-22).

Dans l’épilogue du Quatrième Évangile (le chapitre 21), l’action principale de Jésus est d’orchestrer une pêche miraculeuse pour ses disciples et de leur offrir un petit déjeuner. Scène inattendue, décalée et forcément riche de sens, même si au premier abord, le lien avec ce qui précède n’est pas évident à déceler. Pourquoi les disciples se trouvent-ils en Galilée ? Que font-ils là, à pêcher (notre Évangile n’a jamais évoqué que la pêche était l’activité de Pierre et d’autres disciples avant de prendre la suite de Jésus), alors que Jésus vient tout juste de les envoyer en mission ? La réponse la plus convaincante est certainement de lire notre texte comme une scène symbolique constitutive d’un envoi en mission renouvelé.

Pour appuyer cette thèse, il convient premièrement de présumer que l’Évangéliste et éventuellement ses lecteurs implicites, connaissaient les récits synoptiques de l’appel des disciples. Luc 5.1-11, en particulier, comporte de nombreux points communs avec cette scène johannique : une pêche nocturne infructueuse, les mentions de filets, du rivage, d’un ordre de Jésus qui aboutit à la prise d’une grande quantité de poissons, etc. Or, en Luc 5,10, tout comme en Mc 1,17 et Mt 4,19, Jésus utilise la métaphore de la pêche pour appeler ses disciples à devenir des « pêcheurs d’humains ». N’est-ce pas alors à ce même type de pêche que fait référence notre scène ?

Dans celle-ci, les disciples ne prirent rien pendant leur nuit sur le bateau (v. 3), ce qui suggère des débuts missionnaires décevants, voire frustrants. C’est seulement « le matin venu », quand Jésus dirigea leur action, que les disciples trouvèrent le succès : « Jésus leur dit : Mes enfants, avez-vous quelque chose à manger ? Ils lui répondirent : Non. Il leur dit : Jetez le filet à droite du bateau, et vous trouverez. Ils le jetèrent donc ; et ils n’étaient plus capables de le retirer, tant il y avait de poissons » (v. 5-6). Ainsi, la réussite de la pêche/mission des disciples est dépendante de l’obéissance à Christ. Sans leur maître, ils ne peuvent rien faire (cf. 15,15).

C’est parce qu’ils avaient suivi la recommandation de Jésus que les disciples prirent tant de poissons qu’ils n’étaient plus capables de « retirer » leur filet. Ce terme (helkyein) n’est pas anodin. Il revient quelques versets plus loin, en 21,11, quand Pierre « tira » le filet rempli de 153 poissons sur le rivage. Plus encore, c’est ce même verbe que Jésus avait utilisé plus tôt dans l’Évangile, après avoir nourri la multitude : « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire (helkyein) ». Enfin, en 12,32, il dira : « Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai (helkyein) tous les hommes à moi ». Ainsi, notre récit renouvelle symboliquement cet enseignement : Jésus, crucifié et ressuscité, accomplira bien sa promesse, il attirera des humains à lui. Mais, ce que notre texte ajoute, c’est qu’il le fera à travers l’activité missionnaire de ses disciples qui, à l’image de Pierre, « tireront » le filet vers Jésus !

Tel est le message principal de ce texte. Pour le véhiculer l’auteur se sera servi de deux symboles secondaires : les poissons et le filet. Deux fois, le texte mentionne la très large quantité de poissons pris dans le filet des disciples (21,6.11), présageant de l’étendu des résultats de l’activité missionnaire des disciples. Plus encore, l’observation que le filet « ne se déchira pas » (21,11, contrairement à Lc 5,6) sert à signifier que la communauté ainsi constituée demeurerait solidaire et unie malgré sa taille.

Suite à cette pêche miraculeuse, les disciples rejoignent Jésus sur le rivage, où il avait préparé un feu. S’ensuit un temps de communion autour d’un repas préparé par le Christ ressuscité : « Venez manger . Jésus s’approcha, prit le pain et le leur partagea ; il leur donna aussi du poisson » (v. 12-13). Ici, il est significatif que ce soit un repas dont Jésus est l’hôte qui ouvre les yeux des disciples sur son identité : « Aucun des disciples n’osait lui demander : Qui es-tu, toi ? Car ils savaient que c’était le Seigneur » (21.12 ; cf. Lc 24,30-31 ; Jn 16.23). En tant qu’hôte, maintenant reconnu pour ce qu’il est vraiment, Jésus est celui qui pourvoie la nourriture, le pain et le poisson. Il exprime ainsi être celui qui, après avoir envoyé les disciples en mission et les avoir assurés du succès de celle-ci, les nourrit et les affermit en vue de l’accomplissement de cette tâche.

Encadré Pourquoi 153 poissons ? La précision de ce nombre est étonnante – et un véritable casse-tête pour les exégètes comme pour les amateurs de gématrie. Une interprétation très ancienne fut proposée par Saint Augustin, qui remarqua que 153 est la somme de tous les nombres de 1 à 17 (1+2+3+…+17). Or, 17 étant la somme de 10 et 7, Augustin proposa que 10 renvoyait aux 10 commandements et que 7 correspondait aux 7 dons de l’Esprit. Conclusion : le nombre 153 symbolise l’accomplissement de la Loi par la grâce/l’Esprit… Effectivement, c’est un petit peu tiré par les cheveux ! Jérôme cita lui Oppian (qui vécu au IIIe siècle) car il avait fait la liste des 153 espèces de poissons présents dans la mer. Ainsi, ce nombre symboliserait la portée universelle de la mission de l’Église. Pas franchement convaincant non plus… Aujourd’hui, force est de constater qu’aucune conclusion sur la signification symbolique de ce nombre n’est parvenue à faire l’unanimité. Certains avancent donc que si l’Évangéliste avait utilisé 153 avec une portée symbolique en tête, il aurait (trop) bien dissimulé son sens. Il est donc fort probable que ce nombre ne sert ici qu’à insister sur l’énorme quantité de poissons. En fait, le sens principal d’une scène symbolique ne dépend que très rarement d’une interprétation correcte d’un chiffre ou d’un nombre présent dans celle-ci. Il est alors utile de se demander si le sens de notre scène changerait si un nombre différent avait été utilisé. En l’occurrence, je ne le pense pas.